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BENITORAMA
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4 octobre 2006

Un jeune homme si courtois

Lorsque j’ai rencontré Saloth Sar, il n’était qu’étudiant boursier en radioélectricité à Paris. Je fis sa connaissance à la conférence d’un brillant universitaire communiste, en 1951. Je n’étais venue là que par curiosité, car après avoir rejoint le Parti communiste juste après la guerre, je l’avais quitté pour un certain nombre de questions trop longues à expliquer, et pas toutes d’ordre politique. Arrivée en retard à la conférence qui devait être commencée depuis une dizaine de minutes, je trouvai une place au fond de la salle, ce qui pouvait me permettre de m’éclipser discrètement si je m’ennuyais trop. Ce n’est qu’en m’asseyant que je remarquai la personne assise immédiatement à ma gauche. C’était un jeune homme asiatique d’une vingtaine d’années, aux cheveux noirs soigneusement coupés, habillé avec soin, poli et plutôt séduisant, avec un beau sourire qui de temps en temps éclairait un visage resté poupin. Il comprenait bien le français, mais ne saisissait pas certains termes « techniques » de la conférence. C’est donc en lui donnant des explications sur ce que le conférencier prononçait à la tribune que je liais connaissance et sympathisais avec lui, tant il s’avérait courtois et agréable. La conférence terminée, il m’invita timidement à aller boire un café, et j’acceptai, curieuse de savoir qui il était et d’où il venait. J’appris ainsi qu’il se trouvait à Paris pour ses études, et qu’il appartenait à la section cambodgienne du Parti communiste français, avec un groupe d’amis étudiants. Le café bu, il me proposa, toujours avec la même courtoisie timide, de l’accompagner chez un antiquaire où, me disait-il, il avait repéré un très bel objet hélas trop cher pour lui. Cet antiquaire, l’un des plus grands de la capitale, était spécialisé en objets indochinois, et plusieurs musées de la capitale venaient s’y fournir régulièrement. Chez l’antiquaire, nous passâmes les premières salles rapidement et, pour ainsi dire, au pas de charge, tant il semblait éprouver de hâte à se rendre à celle qui était consacrée aux objets khmers. A l’entrée de la salle, il s’arrêta avec un sourire extasié qui distendait sa face ronde. Saloth Sar se retourna vers moi, et, avec emphase, il signala l’accumulation d’objets khmers anciens.

- Voici mon peuple.

Habitué des lieux, il me laissa les découvrir, et alla quant à lui se planter devant la vitrine où se trouvait le crâne d’un roi khmer médiéval, sans doute rapporté par quelque émule de Malraux. Il restait devant cette relique les yeux fixes, l’air perdu, sans plus sourire du tout. Je voulus le tirer de cette contemplation, mais il ne semblait pas m’entendre. Je renonçai et, passablement vexée, lui dis au revoir. Au moment où j’allai quitter la pièce, il m’interpella.

- Mademoiselle !

Je me retournai et le vis, très ému, avec deux larmes à demi séchées sur ses joues. Du doigt il me signalait le crâne, et il prononça à nouveau, mais d’une voix grave, presque rauque.

- Voici mon peuple.

Puis il se retourna très lentement et reprit sa contemplation muette. Cette fois, je le quittai pour de bon, le laissant seul, perdu dans la salle, face à son peuple.

[ Texte paru dans le recueil Cambucha en 2001, ici revu et légèrement  modifié ]

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